Comment rendre l'Europe des 47 crédible face à l'urgence environnementale ?
Elisabeth Lambert, Directrice de recherche au CNRS en droit (laboratoire SAGE), Université de Strasbourg Frappée de plein fouet par le Co...
Je m'abonneElisabeth Lambert, Directrice de recherche au CNRS en droit (laboratoire SAGE), Université de Strasbourg
Frappée de plein fouet par le Covid-19, l'Europe commence à regarder vers l'après, et beaucoup craignent que les enjeux environnementaux soient éclipsés par la crise. Les appels à saisir cette opportunité pour s'engager dans un tournant écologique majeur se multiplient.
Ce type d'avancées se joue aussi sur le plan juridique et en matière d'environnement, l'Europe des 47, dont le pendant institutionnel est le conseil de l'Europe (créé en 1949), a historiquement joué un rôle de leader. Elle a adopté plusieurs conventions phares sur la protection de la faune et flore sauvages et des paysages européens, ou encore sur la responsabilité civile et pénale en cas d'atteinte à l'environnement. Ces textes ne comportent toutefois aucun mécanisme contraignant de suivi, aucune possibilité pour les citoyens de s'en saisir en justice. Certains même sont restés lettre morte, faute de ratification.
L'autre approche, plus prometteuse pendant des années, a été celle de la protection individuelle des droits fondamentaux. D'où le projet réactivé pendant la Conférence du 27 février 2020 d'adopter un protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l'homme sur le " droit à un environnement sain ". Est-ce vraiment suffisant ou faut-il suivre une autre voie ?
La Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg - qui émane du Conseil de l'Europe - a pu à la suite de plaintes individuelles, sanctionner indirectement des États pour non-respect du droit à la vie (article 2) dans les cas les plus sérieux, ou du droit à la vie privée (article 8) en cas d'" atteintes graves " ayant un impact négatif sur le bien-être ou la santé des citoyens. Mais le mécanisme a clairement montré ses limites, dont les principales méritent d'être rappelées.
En premier lieu, la Cour de Strasbourg a toujours répété que la convention n'admettait pas de droit à un environnement sain, faisant du système régional européen des droits fondamentaux le seul mécanisme régional à ne pas le reconnaître. Outre cette protection seulement admise " par ricochet ", les obstacles sont de taille : aucune actio popularis n'est admise, même par des associations de protection de l'environnement.
Si bien que la condition consistant à prouver son état de " victime " subsiste. De plus, la convention ne protège pas les générations futures, et la Cour de Strasbourg n'applique pas les principes propres à l'environnement, tels que le principe si essentiel de précaution.
Ce n'est ainsi pas un hasard si la Cour suprême néerlandaise, dans sa célèbre décision Urgenda du 20 décembre 2019 portée par une ONG agissant par actio popularis et condamnant l'État à réduire drastiquement les GES sur le fondement notamment de la convention européenne et de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992, n'a pas jugé bon de renvoyer l'affaire à la Cour de Strasbourg. Celle-ci n'aurait pas fait, contrairement au juge néerlandais, une interprétation si progressiste de ses propres articles et encore moins appliqué le principe de précaution ou mentionné les générations futures. La convention européenne, mise en place en réaction aux atrocités commises pendant la Seconde Guerre mondiale, ne prévoit des plaintes que contre les États, or les atteintes à l'environnement sont liées massivement aux activités des entreprises qui doivent répondre aussi de leurs actes. De plus, la Cour de Strasbourg doit contrebalancer l'intérêt individuel à la santé ou au bien-être environnemental avec l'intérêt économique collectif de l'État, lequel prime presque systématiquement.
Le procès devant la Cour européenne prend aussi du temps, un argument pour lequel la Cour suprême dans l'affaire Urgenda a préféré trancher le litige elle-même.
S'il fallait se convaincre de la timidité de la Cour de Strasbourg dans de telles affaires, il suffirait encore de se référer à son arrêt Cordella et autres c. Italie du 24 janvier 2019.
La Cour n'a pas beaucoup de mérite pour parvenir à la conclusion de violation de l'article 8 : la Cour constitutionnelle italienne avait rendu une décision d'inconstitutionnalité des activités de l'usine sidérurgique polluante, la Cour de cassation italienne avait condamné au pénal ses dirigeants et il existait de très nombreuses études épidémiologiques établissant clairement un lien de causalité entre le rejet des émissions polluantes et les problèmes médicaux des résidents habitant à proximité.
De surcroît, la Cour de justice de Luxembourg avait précédemment condamné l'Italie pour manquement. Et pourtant, la Cour de Strasbourg va refuser d'engager la procédure pilote (lui permettant de recommander à l'État des mesures structurelles en réparation), arguant de la " complexité technique " de l'affaire et n'octroie aucun dédommagement moral aux requérants.
Enfin, comme clairement énoncé dans l'arrêt Kyrtatos c. Grèce du 22 mai 2003, la
Convention ne garantit pas l'environnement en tant que tel.
On comprend donc pourquoi réactiver le projet (entériné à trois reprises par le Comité des ministres) d'un protocole additionnel, dans le cadre limité de la convention européenne, n'apporterait pas grand-chose. Tout au plus, il aurait pour intérêt d'admettre un droit autonome à un environnement sain. Alors, quel nouvel outil pourrait être initié par les 47 ?
Il existe de nombreux projets, notamment au niveau onusien, qui pourraient servir de source d'inspiration. Certains États européens ont déjà adopté des outils au niveau national.
Le " saut qualitatif " demandé n'est donc pas un saut dans l'inconnu. À 47 États, un accord devrait a priori être plus facile qu'à l'échelle de tous les États de la planète. D'autant qu'ils ont déjà mis en place le système régional de protection des droits civils et politiques le plus élaboré au monde avec une Cour et un mécanisme de suivi, et que des conventions de protection de la nature y ont également été adoptées.
Face à l'urgence environnementale, les ministres européens doivent avoir le courage politique de faire du Conseil de l'Europe non seulement le modèle le plus élaboré de la protection des droits de l'homme du 20 °C siècle, mais aussi une plate-forme de référence des droits humains écologiques du 21 °C siècle. Comme proposé dans notre rapport introductif à la Conférence du 27 février, en qualité d'expert pour le CDDH du Conseil de l'Europe en vue de la préparation de cette Conférence, il semble nécessaire de rédiger un nouvel instrument sur les droits humains écologiques, s'imprégnant du projet de Pacte mondial pour l'environnement, du projet de troisième Pacte international relatif au droit des êtres humains à l'environnement tout comme de la Déclaration universelle des droits de l'humanité de 2015. Il s'agirait de reconnaître un droit à un environnement sain et écologiquement viable selon une approche éco-centrée et trans-générationnelle, opposable en justice par les victimes et des associations agissant au nom de la nature.
D'autres droits et devoirs devraient être admis tels le droit à l'éducation environnementale, le devoir de protéger les écosystèmes et les défenseurs environnementaux, l'encouragement à une production scientifique indépendante des lobbies industriels, un accès facilité à la justice nationale et un modèle de procès environnemental prenant en compte les spécificités de la matière : référé, principes de précaution et de prévention, exigence de réparation par la restauration prioritaire de la nature, etc.
Un mécanisme de plaintes contre les États et acteurs non étatiques devrait être admis devant un organe européen (de préférence judiciaire ou quasi-judiciaire, à défaut un Haut Commissaire) avec une procédure de suivi.
Ce sursaut peut paraître ambitieux, mais n'est ni plus ni moins que ce que requiert aujourd'hui notre responsabilité éthique de protéger l'environnement qui nous entoure, avant qu'il ne soit vraiment trop tard.
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Article publié en partenariat avec The Conversation.