L'addiction des banques aux énergies fossiles : un danger pour le climat
Publié par Gaël Giraud, économiste et Christian Nicol, cadre dans une banque et militant écologiste le - mis à jour à
L'Institut Rousseau publie aujourd'hui un rapport en coopération avec plusieurs organisations non-gouvernementales et associations françaises et étrangères spécialisées dans les questions financières et écologiques, au premier rang desquelles Les Amis de la Terre et Reclaim Finance.
L'Institut Rousseau publie aujourd'hui un rapport en coopération avec plusieurs organisations non-gouvernementales et associations françaises et étrangères spécialisées dans les questions financières et écologiques, au premier rang desquelles Les Amis de la Terre et Reclaim Finance.
Selon le rapport Banking On Climate Chaos 2021, les 60 plus grandes banques mondiales ont accordé 3 393 milliards d'euros[1] de financements aux entreprises du secteur des énergies fossiles entre 2016 et 2020[2]. Contrairement à ce que leurs discours et engagements peuvent laisser penser, les banques européennes n'ont pas infléchi leurs financements aux énergies fossiles. Certaines ont même continuellement augmenté leurs soutiens à cette industrie, première responsable des émissions de gaz à effet de serre.
Pourtant, pour respecter l'Accord de Paris sur le climat adopté en 2015, il est impératif de mettre immédiatement fin au développement des énergies fossiles et d'en programmer la sortie progressive et totale. La production mondiale de charbon, pétrole et gaz fossile doit ainsi diminuer de 6 % par an d'ici 2030 pour nous laisser une chance de limiter le réchauffement à 1,5 °C[3], une trajectoire aux antipodes de celle que dessinent les flux financiers actuels.
Les actifs fossiles : un double risque climatique et financier
Le soutien des banques aux entreprises du secteur des énergies fossiles n'est pas nouveau. Avant comme après la signature de l'Accord de Paris, elles ont accumulé des centaines de milliards d'actifs financiers liés à l'exploration, à l'exploitation, au transport et à l'utilisation du charbon, du pétrole et du gaz. Or ces stocks d'" actifs fossiles " ont une importance déterminante pour la stabilité du climat comme celle du système financier.
En fournissant fidèlement à cette industrie les capitaux dont elle a besoin pour opérer et investir, les banques financent des volumes colossaux d'émissions de gaz à effet de serre. Ce faisant, elles limitent également leur capacité à financer des alternatives durables, car les liquidités et réserves consacrées aux géants des énergies fossiles et à leurs projets sont autant d'argent qui ne peut être mobilisé en faveur de la transition. Ainsi, les banques accumulent des actifs financiers qui apparaissent comme sûrs selon leurs critères d'analyse actuels, mais sont en fait très exposés aux risques climatiques, toujours ignorés des acteurs financiers et de la réglementation bancaire. Avec la finance verte et des stratégies souvent incohérentes, le secteur financier tente de se voiler la face sur des risques qui deviennent pourtant de plus en plus importants au fur et à mesure qu'ils ne sont pas correctement traités.
Car tous ces actifs fossiles risquent de devenir des " actifs échoués " - c'est-à-dire de perdre fortement de la valeur et de la liquidité, car le respect de l'Accord de Paris entraînera une baisse importante et continue de l'utilisation des énergies fossiles. Comme tous les risques, ces actifs échoués sont d'autant plus dangereux qu'ils sont ignorés : c'était le cas lors de la crise des subprimes - qui a engendrée de nombreuses faillites bancaires, une récession mondiale, une poussée du chômage et des inégalités -, et notre étude montre que l'ampleur du risque des actifs fossiles est sous-estimée par les milieux financiers.
Dans ce contexte, la dévalorisation des actifs fossiles détenus par les banques qui accompagnera l'inévitable transition écologique, pourrait produire d'importantes turbulences voire générer une nouvelle crise financière. La perte de valeur plus ou moins rapide enregistrée par les banques pourrait aller jusqu'à les mettre en situation de faillite s'il s'avérait que leurs fonds propres - volume de capitaux détenu par les banques visant à leur fournir un matelas de sécurité en cas de coup dur - sont insuffisants pour l'absorber et que les mécanismes d'assurance ne suffisent plus. Ce contexte est le même que pour la crise des subprimes, où les banques, refusant pendant de longs trimestres d'ouvrir les yeux sur la catastrophe à venir, ont fait exploser une situation pourtant évitable, aboutissant à de nombreuses faillites bancaires, dont celle de Lehman Brothers - 4ème plus importante banque d'affaire des Etats-Unis de l'époque.
Notre étude se propose d'évaluer ces risques financiers liés au climat pour les grandes banques de la zone euro, afin de promouvoir une gestion anticipée des stocks d'actifs fossiles compatible avec la préservation de l'environnement comme de la stabilité du système financier.
Les banques de la zone euro, au bord d'un gouffre invisible
Notre étude approfondie des 11 principales banques de la zone euro révèle qu'elles cumulent un stock de plus de 530 milliards d'euros d'actifs liés aux énergies fossiles, soit 95 % du total de leurs fonds propres.
Ces actifs représentent pour toutes les banques étudiées une part très importante de leurs fonds propres[4], allant de 68 % pour Santander à 131 % pour Crédit Agricole. Ceci est d'autant plus grave que ces actifs fossiles ne représentent que la face émergée de l'iceberg gigantesque formé par tous les secteurs qui nécessiteront forcément une transi- tion - aéronautique, automobile, pétrochimie, etc. On ne peut donc pas exclure un effet " boule de neige " menant à une crise.
Dans le scénario dans lequel une perte de 80 % de la valeur des actifs fossiles serait constatée, les fonds propres de Crédit Agricole [5] et Société Générale - respectivement 3ème et 4ème plus grandes banques étudiées - basculeraient dans le rouge, et ceux de la Deutsche Bank et de Com- merzbank seraient quasiment épuisés. Toutes les banques verraient leur capacité à financer la transition écologique très fortement affectée. Et dans le pire des cas, si la valeur de ces actifs fossiles tombait à zéro, 5 d'entre elles - dont 3 des 5 plus importantes - n'auraient pas suffisamment de fonds propres pour essuyer leurs pertes.
Certes, la dévalorisation des actifs fossiles promet de s'étaler sur plusieurs années. Cela pourrait laisser aux banques une fenêtre d'opportunité pour engager une transition rapide et profonde de leurs activités. Encore faudrait-il pour cela que le secteur bancaire, conscient qu'une telle transformation lui serait désavantageuse, consente à cesser de freiner à tout prix la mutation nécessaire de nos économies et adapte en conséquence son business model.
Car ces conclusions interviennent alors que les banques continuent au contraire d'accorder de nouveaux soutiens aux énergies fossiles. Selon le rapport Banking On Climate Chaos 2021, les 11 banques étudiées auraient ainsi accordés 95 milliards d'euros de financements supplémentaires - prêts, émissions d'actions et d'obligations - rien qu'en 2019 [6]. Par ailleurs, alors même que plusieurs banques de ce classement sont parmi celles qui possèdent les politiques sectorielles les plus avancées au monde sur les énergies fossiles, nos résultats révèlent le caractère encore très partiel de ces engagements volontaires et laissent présager d'une exposition aussi - voire bien plus - forte hors de l'Europe. Ainsi, si cette dynamique ne s'inverse pas, et en l'absence de réglementation financière adaptée, les stocks d'actifs fossiles continueront d'augmenter et les risques financiers avec eux.
Comme lors de la crise des subprimes de 2008, les risques colossaux pris par les banques pour s'assurer des bénéfices à court terme pourraient devenir le fardeau des États, des citoyens, et en premier lieu des plus précaires et vulnérables qui sont déjà les plus touchés par le changement climatique[7]. Une intervention politique forte aux niveaux national et européen est dès lors indispensable et urgente, afin de briser cette " tragédie des horizons "[8] et mettre enfin la finance au service de la transition écologique.
Une seule solution : la réglementation
Les banques, déjà gangrenées par les actifs fossiles, entre- tiennent activement l'infection en faisant continuellement entrer de nouveaux actifs fossiles dans leur bilan. En effet, tant que la transition énergétique n'est pas encore clai- rement engagée, le risque financier de ces futurs actifs échoués ne se reflète pas encore dans leur prix. Au regard des risques climatiques et financiers que fait peser cette addiction aux énergies fossiles, des actions politiques s'imposent pour (1) stopper la progression des métastases et (2) éradiquer totalement la maladie pour soigner les malades.
Il s'agit d'abord d'arrêter de financer tout nouvel investis- sement dans le secteur des énergies fossiles - partie III. Ce mouvement demande l'arrêt des soutiens indirects offerts par la politique monétaire au secteur et une adaptation de la réglementation nationale et européenne pour tenir compte des dangers du secteur pour l'environnement et la stabilité financière, notamment via :
L'intervention de la Banque centrale européenne (BCE) - via la création d'une " fossil bank " européenne - sera selon nous nécessaire pour libérer les banques de ce poids. Une structure de défaisance spécifique, financée par les achats d'actifs de la BCE, rachèterait alors une part significative des actifs fossiles des banques engagées dans la sortie des énergies fossiles, et opérerait leur extinction progressive. Si l'opération présente de réelles difficultés de mise en place, et exigerait sans aucun doute un soutien politique fort, elle présente des avantages multiples comme l'amorçage d'une sortie progressive des énergies fossiles dans une démarche de transition juste, la diminution drastique des impacts climatiques et du risque de crise, et la libération de financements massifs pour la transition écologique.
En assumant les erreurs commises par le passé, en agissant de manière efficace et coordonnée, les pouvoirs publics et les institutions financières peuvent éviter une nouvelle crise financière systémique tout en enrayant les dérègle- ments climatiques. Une dynamique vertueuse qui ne peut malheureusement plus attendre.
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